par Ayyam Sureau, Philosophe et présidente de l'association Pierre Claver qui vient en aide aux demandeurs d'asilepublié le 15 mai 2023 à 16h5
Sur fond d’un débat insoluble entre une extrême droite violente et irraisonnée et les défenseurs de l’accueil sans limite des personnes étrangères, la philosophe Ayyam Sureau apporte un point de vue plus réaliste sur ce sujet inflammable.
A Saint-Brévin, deux manifestations se faisaient face. L’une criait «Attentifs et solidaires, ouvrons les frontières» ; l’autre «Assez, assez, assez, d’immigration». Leur confrontation aurait pu rester raisonnable. Le problème est que l’extrême droite n’est jamais longtemps raisonnable. A la fin, il y a le feu et la destruction. La réprobation que ses positions suscitent n’a jamais produit d’autre effet que d’exaspérer l’ennemi pour le rendre plus mortel. Si le sujet de l’immigration a toujours été un objet de fantasmes pour l’extrême droite, il reste un sujet politique que nous devrions traiter comme tel et non en usant seulement du registre de la morale. Comme en écologie, les décisions prises en matière de politique migratoire influeront en effet, de manière irréversible, sur l’avenir de nos sociétés.
L’exode des pays pauvres vers les pays riches affecte les sociétés d’accueil autant qu’il affecte les pays d’origine des immigrés. Il est, avant tout, le résultat d’une criante inégalité entre deux mondes dont l’un est devenu inhabitable. Est-ce que l’émigration aggrave cette situation ou la corrige ? On martèle, selon son camp, que l’immigration est une bonne ou une mauvaise chose ; nul ne cherche à examiner dans quelle mesure et à quelles conditions elle sera supportable à long terme, pour les pays d’accueil comme pour les pays désertés par leur jeunesse la plus entreprenante. Défendre l’accueil inconditionnel des migrants témoigne d’une moralité si haute qu’elle dispense de penser à l’avenir des pays qu’ils ont quittés, comme de se soucier des citoyens les plus pauvres dans la société d’accueil. Ces derniers sont les premiers affectés par la concurrence des immigrés fraîchement arrivés, nécessitant une plus forte assistance, et pour qui le salaire minimal en France représente dix fois ce qu’ils gagnaient dans leurs pays. D’ailleurs, parmi la population la plus vulnérable à cette concurrence se trouvent aussi des immigrés plus anciens. Rien ne paraît donc, dans les faits, plus paradoxal que de défendre une politique de frontières intégralement ouvertes au nom de la solidarité avec les moins favorisés d’entre nous.
Le parti xénophobe craint de voir la France transformée par des communautés étrangères qui tardent à renoncer à des comportements culturels qui le contrarient. Mais savons-nous, en pratique, à quel rythme s’intègrent les étrangers en France ? Le consentement des Français à en accueillir davantage est lié à la vitesse de cette intégration. Or on sait que le plus grand accélérateur d’immigration n’est pas la misère croissante du monde, mais l’immigration elle-même. Les communautés étrangères, notamment les moins bien intégrées, provoquent, par regroupement familial par exemple, l’arrivée d’autres immigrés. Sait-on si la présence d’une communauté préexistante facilite l’intégration des nouveaux arrivants ou l’entrave ? Or les dispositifs d’éducation, de formation professionnelle, d’accompagnement social, relevant de la pure assistance, sont-ils suffisants pour créer et accélérer l’autonomie des nouveaux arrivants ? Les questions sans réponse engendrent naturellement des fantasmes, alors que l’enjeu n’est pas de savoir quelle quantité d’immigrés nous accueillons à un moment, mais comment, et en combien de temps, ils parviennent à s’intégrer.
Quant au camp qui brandit l’impératif moral d’accueillir les immigrés sans limite, est-il plus réaliste ? On peut vouloir que la France soit un pays fraternel. On peut aussi, pourquoi pas, rêver d’une société sans frontières, multiculturelle, apolitique et post-nationale. Il est difficile d’occuper durablement les deux positions à la fois. Si la France veut rester un pays capable d’accueillir, il est essentiel qu’elle préserve les moyens économiques, politiques et culturels de le rester. La société prospère et inclusive dans laquelle nous souhaitons vivre exige le constant engagement d’une nation unie, rassemblée autour de son projet politique. S’il est acceptable de parler d’une «communauté nationale» c’est dans la mesure où il s’agit, réellement, d’organiser la mise en commun des richesses et des charges. Nous acceptons librement la redistribution d’une partie de nos revenus parce que nous sommes, ensemble, responsables de cette République indivisible, laïque, démocratique et sociale qui est le produit d’une histoire et d’une culture. C’est parce qu’elle fonctionne qu’elle est en mesure d’accueillir des étrangers.
Au fond, l’immigration ne peut réjouir quiconque. Des personnes qui ont dû abandonner leurs pays, qui n’élèveront pas leurs enfants dans la langue de leurs parents ? Je m’étonne que l’on puisse se réjouir d’en accueillir toujours davantage. Quel aveuglement sur la souffrance, celle de ceux qui se sont exilés pour survivre, celle de ceux qui, plus nombreux, sont restés dans leur monde sinistré par la guerre, la sécheresse ou la corruption. Je ne comprendrai jamais, non plus, le peu de cas qui est fait de la culture. Accueillir, partager, protéger les plus faibles, soigner, donner asile, corriger les inégalités de la fortune et de la nature, veiller à ce que chacun et chacune dispose de moyens pour réaliser les promesses dont sa naissance l’a doté, toutes ces choses qui ont été refusées dans leurs pays aux immigrés accueillis par l’Europe, sont le résultat d’une culture singulière. Notre édifice social et politique repose sur elle. Il me paraît au moins nécessaire, en même temps que l’on s’afflige de la montée de l’extrême droite, de poser la question de l’intégration des étrangers dans des termes plus sérieux afin de définir une politique migratoire durable, responsable, digne de la France.