Le sociologue, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire Migrations et Sociétés, revient sur les annonces du gouvernement sur l’immigration en France. Celles-ci prévoient notamment l’introduction de quotas professionnels revus annuellement en fonction des besoins sur des métiers «en tension», et la restriction de l’accès des demandeurs d’asile à la couverture maladie.

 

Qu’y a-t-il de nouveau dans les annonces du gouvernement ?

 

Ces mesures ne se signalent pas par une grande nouveauté, si ce n’est l’emploi du mot «quotas» : il fait frémir et donne l’impression d’une audace que personne n’avait eue à gauche, ni même à droite. Mais dans les faits, des demandes de séjour peuvent déjà se voir opposer la situation de l’emploi, et inversement on peut attribuer des permis de séjour à des personnes qui demandent à travailler dans des métiers en tension, dont la liste a été fixée il y a une dizaine d’années à l’initiative de Nicolas Sarkozy. C’est le cas avec les admissions exceptionnelles au séjour (AES), des régularisations au cas par cas de travailleurs déjà présents en France. Elles concernent 20 à 30% des admissions dans des secteurs qui ont besoin du travail immigré : la construction, le nettoyage, l’hôtellerie, la restauration. Les procédures de recrutement à l’étranger sont d’une telle complexité qu’il est plus simple de faire venir directement des gens et d’obtenir des régularisations une fois qu’ils sont là. Les besoins réels en travail ne passent pas par le système des métiers en tension, beaucoup trop lourd et opaque.

L’actualisation annuelle de la liste des métiers concernés peut-elle améliorer la situation ?

Si cette liste n’a pas jamais été mise à jour depuis sa création, c’est parce que ce système est une usine à gaz : à l’époque, les directions départementales de l’emploi s’étaient arraché les cheveux pour sélectionner les métiers concernés. La dynamique économique ne permet pas de prévoir de façon précise les besoins attendus l’année suivante pour tel métier et dans tel bassin d’emploi. Il faudrait évaluer le coût bureaucratique d’une telle mesure, qui est par ailleurs largement symbolique : la migration de travail ne représente que 11% ou 12% des titres de séjour délivrés chaque année. Parmi eux, une partie de plus en plus importante concerne des personnes hautement qualifiées, chercheurs, scientifiques ou encore artistes, qui ne sont pas concernées par ce contrôle. Celui-ci va donc porter sur bien moins de 10% des titres délivrés chaque année.

Pourquoi cela fonctionne-t-il mieux au Canada et en Australie, sont souvent cités en exemple ?

Ces pays –auxquels on peut ajouter la Nouvelle-Zélande–sont très périphériques, plus difficiles d’accès, avec de meilleures possibilités de contrôle des frontières. Prenons le Canada : sa frontière sud le met en contact avec un unique voisin, dix fois plus peuplé que lui. Les Etats-Unis se chargent par ailleurs d’intégrer les Hispaniques, qui ne peuvent répondre aux exigences du système d’immigration canadien, une sorte de concours à points qui favorise ceux qui connaissent les deux langues du pays, ont plusieurs années d’expérience professionnelle, un diplôme d’enseignement supérieur, ne sont ni trop jeunes ni trop vieux. Par ailleurs, le marché du travail canadien n’a rien à voir avec le nôtre. Le chômage y est bien plus faible, et ces quotas ont pour objectif d’accroître l’immigration de travail : ils concernent 1% de la population, soit 330 000 personnes par an (travailleurs et famille inclus). C’est comme si on décidait d’accueillir en France 600 00 personnes par an.

 

Comment a évolué l’accès des immigrés au système de santé ?

 

Une procédure «étrangers malades» existe depuis mars 2016. Elle confie au collège médical de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) le soin d’évaluer la gravité de l’état de santé du demandeur et de vérifier s’il pourrait ou non être soigné dans son pays d’origine. Elle a quasiment divisé par deux les cas de recours au service de santé français. Mes réserves sur les restrictions d’accès à l’Aide médicale d’Etat (AME) sont celles qu’expriment tous les spécialistes du domaine, à partir d’enquêtes qui montrent que la majorité des affections touchant les étrangers en matière d’épidémies se font non pas dans leur pays de départ mais au cours des premières années passées en France, à cause de la précarité de leurs conditions de vie. Celle-ci a une incidence sur la santé physique et mentale et sur le sort des enfants. Plus on durcit les conditions d’entrée, y compris l’accès aux soins, plus on retarde leur intégration, leur accès à un logement, un emploi, un titre de séjour.

Emmanuel Macron a également annoncé son intention de revoir le règlement de Dublin, qui prévoit que la demande d’asile doit être instruite dans le premier pays européen qui l’a accueilli. Le rejoignez-vous sur ce point ?

Je suis favorable à une modification de Dublin car ce système, au lieu de faire l’Europe, creuse les écarts entre les pays de l’Union. D’un côté, les pays plus exposés aux migrations comme la Grèce, Malte ou Chypre enregistrent le plus grand nombre de demandeurs d’asile, proportionnellement à leur population, très au-dessus de la France. A l’autre extrémité, des pays sont complètement à l’abri grâce à leur insularité et leur éloignement. Dans l’idéal, il faudrait, au moins avec les pays qui l’acceptent, répartir les demandeurs d’asile de façon plus rationnelle, équilibrée. Cela permettrait d’amplifier la demande d’asile en France, car l’augmentation récemment constatée [+25% de janvier 2017 à juin 2019, ndlr] ne fait que nous rapprocher de la moyenne européenne sous laquelle nous sommes restés de 2014 à 2018. Ceux qui veulent revoir Dublin tout en appelant à réduire les demandes d’asile en ont-ils conscience ?

L’augmentation des moyens humains de l’Ofii et de l’Ofpra (1) est-elle pour vous une bonne nouvelle ?

Le problème, c’est que ces autorisations concernent pour l’heure des recrutements de personnels temporaires, en CDD, qui quittent rapidement leur poste face à la charge de travail. L’OFII voit à peu près la moitié des postes se renouveler chaque année. Il faut pérenniser ses emplois et consolider les qualifications très complexes nécessaires pour mener un travail difficile. Jusqu’à présent, on se contente d’un régime provisoire avec l’idée que les flux d’immigration vont finir par cesser. C’est une erreur.

 

(1) Office français de protection des réfugiés et apatrides. Thibaut Sardier