Tribune. «Je n’ai pas de souvenir d’enfance», écrivait Perec pour amorcer le récit autobiographique
morcelé de W. «Jusqu’à ma douzième année à peu près, poursuit-il aussitôt, mon histoire tient en quelques lignes : j’ai perdu mon père à 4 ans, ma mère à 6 : j’ai passé la guerre dans diverses
pensions de Villard-de-Lans.» Trouée par la violence de la guerre, la mémoire de l’enfant se confine dans quelques lignes d’informations anonymes où la subjectivité se terre, calfeutrée dans les
recoins de la grande Histoire pour tenter de se protéger d’insupportables déflagrations. L’exercice imposé aux jeunes étrangers qui fuient leur pays pour trouver abri en France va pourtant à
l’encontre de ce processus traumatique de morcellement amnésique et d’objectivation. S’ils veulent être soutenus par les services dédiés à la protection de l’enfance, ces jeunes doivent non
seulement raconter leurs parcours d’enfant, le relater de manière détaillée et incarnée, mais aussi prouver par leur récit qu’ils sont bien des enfants. La plupart des rites symboliques
valorisent l’émancipation, l’accession à l’âge adulte. Qui aurait pu imaginer que des enfants devraient un jour prouver qu’ils sont encore des enfants, se battre pour revendiquer leur
minorité ?
Le système administratif a choisi d’utiliser le récit comme seule boussole pour se repérer sur l’échelle des âges de la vie : les quelques papiers d’identité
délivrés par leur pays d’origine et les signes morphologiques sont livrés au doute. Le mutisme du corps s’allie à celui de l’institution pour livrer ces jeunes à un vide terrible, dans lequel
seule la parole est autorisée à s’avancer, privée du moindre appui symbolique étayant. Difficile d’imaginer qu’on puisse à ce point parler dans le vide, littéralement. Qu’est-ce qui est attendu
de cette parole ? Après avoir fait preuve d’une maturité exceptionnelle pour parvenir seuls jusqu’en France, il est demandé à ces jeunes de prouver par le récit de leur périple qu’ils sont encore
malgré tout des enfants. L’aide sociale à l’enfance attend d’eux un récit authentique, véridique, qu’elle décortique, expertise, le soumettant aux oreilles intraitables du soupçon. Pour être
reconnu comme mineur, il faut pouvoir expliquer les circonstances complexes dans lesquelles ont été établis des documents d’état civil, rendre raison des silences et aberrations de la
bureaucratie de son pays d’origine, comprendre des vicissitudes administratives capables de désarmer les plus rodés des travailleurs sociaux. Pour être reconnu comme un mineur, il faut être
également capable de raconter son histoire en la subjectivant, sans s’abriter derrière des lignes toutes faites de la grande Histoire. C’est par la maîtrise de ces compétences dont les enfants
sont ordinairement dispensés que ces jeunes pourront être reconnus comme mineurs. C’est par le plein d’une parole élaborée, maîtrisée, qu’ils pourront témoigner de cette part d’enfance où
Jean-François Lyotard propose d’entendre résonner le terme latin infantia, qu’il définit en exergue à ses Lectures d’enfance comme «ce qui ne se parle pas». L’enfant est d’abord celui qui est
parlé par l’autre avant de pouvoir parler. On parle de lui avant sa naissance, on lui parle avant qu’il ne puisse répondre et se raconter. Le langage est là avant d’être compris, il s’impose
avant d’être dominé. L’enfance est cette part inarticulée qui précède la mise à distance de l’événement par la maîtrise du discours, cette dépendance nous assignant à une hétéronomie
fondamentale.
Il n’est sans doute pas de plus grande épreuve nous ramenant à la nudité fondamentale de l’enfance que celle d’être arraché à ses parents, à ses proches, privé d’âge et d’identité, mais s’il est demandé à ces jeunes d’attester de leur minorité, c’est au prix d’une épreuve qui semble également signer la mort de
l’enfance. Expliquer, raconter, prouver sont autant d’attentes paradoxales pour des enfants. A travers l’épreuve d’un récit censé attester de leur minorité, il leur est en effet demandé de venir
à bout de cette part d’enfance qui fait d’eux des êtres mineurs, autorisés encore à ne pas savoir qui ils sont, d’où ils viennent et où ils vont. Le statut accordé par ces services n’est
d’ailleurs pas celui d’enfant, ni même de jeune ou d’adolescent, mais celui de «mineur isolé étranger», et toute l’étrangeté de ce statut se condense en un sigle inappropriable, celui de «MIE».
Pris en tenaille entre la protection de l’enfance qui voit en eux des mineurs, et le contrôle des étrangers qui voit en eux des étrangers, ces jeunes sont assignés à un sas institutionnel entre
une enfance violentée et une majorité imminente, qui signe l’arrêt brutal de toute prise en charge. Engoncés dans cet étau étroit, ils voient le sentiment des possibles propre à la jeunesse se
rétrécir comme peau de chagrin. Livrés le plus souvent à eux-mêmes dans de petites chambres d’hôtel, ces jeunes font face avec une acuité cruelle au réel de l’isolement qui est au cœur de
leur problématique de mineur isolé étranger.
Julia Peker philosophe