L’accueil des mineurs isolés étrangers : « Même si tu es dehors, même si tu n’as rien à manger, il faut que tu tiennes »
par Olivier Favier
Venus de régions du monde frappées par les guerres ou la misère, ils ont atterri en France. Ils ont moins de 18 ans, sont livrés à eux-mêmes, à des milliers de kilomètres du pays qui les a vu naître et, brièvement, grandir. Depuis l’évacuation de la « jungle » de Calais, les mineurs isolés étrangers défient la chronique. Dans quelles conditions sont-ils accueillis ? Éducateur spécialisé à proximité de Paris, Mathieu les voit défiler depuis plusieurs années. Chargé de les aiguiller au gré des dispositifs d’aide sociale, d’hébergement ou d’insertion, il connaît par cœur ces enfances si singulières. L’espace d’une journée, Basta ! a accompagné le travailleur social, et rencontré plusieurs de ses jeunes protégés.
Éducateur spécialisé, Mathieu M. [1] est depuis plusieurs années en charge des mineurs isolés étrangers dans un département à proximité de Paris. Seul, il doit s’occuper de 140 enfants et adolescents de 8 à 18 ans, venus pour l’essentiel d’Afrique de l’Ouest, du Pakistan et de l’Afghanistan. C’est à lui qu’il revient d’évaluer chaque mineur, pour décider leur entrée ou non au sein du dispositif de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Il doit veiller ensuite à ce qu’hébergement et repas soient assurés aux jeunes pris en charge. Il doit enfin prévoir leur suivi éducatif, administratif et sanitaire. Pour y parvenir, pour quelques semaines encore, il est secondé par une stagiaire énergique et passionnée.
Depuis quelques semaines, Mathieu livre sur un réseau social quelques fragments de ses échanges avec les jeunes qu’il a en charge : chacun d’entre eux semble faire partie d’un chœur d’errances, d’angoisses et d’espoirs, de rires aussi, quelquefois. On devine surtout, derrière la froide rigueur du professionnel, que les souffrances passées des adolescents et leurs incertitudes présentes trouvent un écho dans la rude nécessité d’assurer l’essentiel, et le regret de ne pouvoir accorder toute l’attention requise à ces enfants déracinés. Ces derniers ont souvent rejoint seuls un monde dont ils ne connaissaient pas les règles, dont la langue leur est parfois totalement inconnue. Pour espérer s’y faire une place, ils ne pourront compter sur aucun soutien individuel quotidien. Cette limite, l’éducateur la résume en une phrase : « Je ne vends pas du rêve. »
Quand je lui fais part de mon désir de le rencontrer, Mathieu choisi de prendre une journée de congé : « Je serai plus libre pour t’accompagner, parce qu’un jour ordinaire, j’ai aussi beaucoup de travail au bureau, ce n’est pas le plus intéressant. » Il est venu m’attendre à la gare, en ce matin d’octobre. Ensemble, nous sommes allés assister à la rentrée d’une classe de primo-arrivants.
Il est bientôt dix heures, et tous attendent silencieux, les yeux baissés sur leurs chaussures, l’appel d’un adulte qui va les faire entrer dans leur premier jour d’école. Un lycée des métiers a accepté de rassembler une quinzaine de jeunes dans une seule classe et de leur réserver une salle à l’année. Tous maîtrisent les bases de la lecture et de l’écriture, mais parfois dans une autre langue. Certains n’ont donc qu’une connaissance élémentaire du français, acquise au jour le jour depuis leur arrivée.
La proviseure décrit l’emploi du temps : de nombreux cours de mise à niveau en langue, un peu de mathématiques et d’art appliqué, du sport et des travaux professionnels. Celles et ceux qui poursuivront leurs études seront orientés vers des filières courtes, car le département ne prévoit plus de Contrat jeune majeur pour qu’ils continuent à se former jusqu’à 21 ans. Sans soutien extérieur, il n’y a pas d’autre solution que d’obtenir un diplôme au plus vite. « Le sport, c’est le cours qu’ils aiment le moins, me souffle Mathieu dans un sourire, alors qu’ils sont taillés comme des athlètes. »
Consciente des disparités de niveau dans la connaissance du français, la proviseure parle lentement, associant chaque cours à sa couleur sur l’emploi du temps, suggérant par plaisanterie aux enseignants de s’habiller ton sur ton avec leur discipline. Mais les jeunes ne rient pas à cette boutade un peu enfantine, par timidité peut-être, parce qu’ils manquent encore de vocabulaire ou parce qu’ils ont peur de paraître déplacés. Lorsque tous ensemble ils partent visiter l’établissement, nous nous éclipsons pour faire la tournée des hôtels.
Dans ce département comme ailleurs, les « mineurs isolés étrangers » ne sont plus placés en foyer comme leurs camarades français. Ils sont répartis dans le parc hôtelier des principales communes, ou comme ici dans sa seule préfecture. Même s’ils ne représentent jamais qu’un dixième des jeunes pris en charge par l’ASE, les administrations estiment ainsi pouvoir faire une économie substantielle. Dans l’agglomération où travaille Mathieu, ils occupent sept des 28 hôtels de la ville, ceux où ne viennent pas les touristes, mais que fréquentent parfois les prostituées. Seuls les plus jeunes bénéficient de structures spécialisées.
L’accueil dans les hôtels est très variable. Dans l’un d’eux, tenus par un vieux monsieur d’origine algérienne, il y a comme un air de pension de famille. Les jeunes vont et viennent, souriants. Un adolescent guinéen de quinze ans et demi me salue : « Monsieur M., c’est notre papa à tous. » Enjoué, il a déjà oublié la nuit passée en garde-à-vue au commissariat où, venu faire une évaluation, il est ressorti avec une « obligation de quitter le territoire français » (OQTF). Cette dernière n’a plus aucune validité, puisque qu’il a depuis été reconnu mineur. « La cellule sent mauvais et les toilettes sont très sales. Mais au commissariat, ajoute-t-il, il y a de grands écrans, et des lumières partout. Le policier a vu quelqu’un dans une cellule, et il a parlé dans un micro : "Toi, tu cries trop". Je me suis dit : "Les blancs, ils ont inventé des trucs". »
Dans le couloir d’un autre hôtel, un adolescent, guinéen lui aussi, nous montre des images sur son téléphone des échelles de Lélouma, au Nord de la Guinée : un lacis de lianes et de bambous qui lie verticalement le plateau à la plaine, le monde des maîtres et celui des esclaves d’autrefois. « Il y a beaucoup de jeunes qui viennent de cet endroit, me dit l’éducateur. Ils doivent se connaître, peut-être appartiennent-ils à la même famille élargie. Ils sont en contact les uns avec les autres, et c’est le bouche-à-oreille qui fait qu’ils arrivent dans la même ville. » Nous repartons déjà. Le gamin n’a pas le temps de finir de nous montrer ce petit film dont il est si fier.
Devant l’hôtel suivant, Mathieu extrait deux grands sacs de vêtements du coffre de sa voiture. Nous rendons visite à l’une des sept jeunes filles prises en charge sur l’agglomération. Celle-ci ne restera pas très longtemps car une place vient de lui être trouvée dans un autre département. Pour l’instant, elle réside dans le petit studio qu’elle partage avec une adolescente plus âgée. L’éducateur lui pose quelques questions. À ses réponses évasives, il comprend que même si elles s’entendent bien, elles ne se sont guère confiées l’une à l’autre. « Puisque tu ne vas pas à l’école, tu as le temps de sortir un peu ? » « Non je reste à la maison. Vous savez, dans ma vie, je n’ai pas été très libre. »
C’est un autre trait commun souvent constaté chez ces jeunes. Même s’ils ont parcouru des milliers de kilomètres pour venir jusqu’ici, le monde qui les entoure leur demeure hostile, étranger. Ils n’en ont pas les codes et ne savent pas très bien quoi faire à l’extérieur quand ils ne trouvent personne pour les accompagner. Dans leur courte existence, ils sont souvent apparus aux autres comme des intrus, un fardeau. Ils se cachent.
Les décors se succèdent, comme autant de lieux de passage où même la fantaisie a quelque chose d’anonyme. « Ici c’est la maison des poupées », me dit Mathieu en riant. Le couloir est décoré de poupons et recouvert d’un papier peint à l’avenant. Je le vois frapper à plusieurs portes. Une jeune fille nous ouvre. Elle sourit comme à une heureuse surprise et nous fait signe d’entrer. Elle est arrivée il y a trois semaines d’une ancienne république soviétique, mais son désir d’échanger est tel qu’elle parvient déjà à mener un semblant de conversation en français. Sur ses bras, l’éducateur regarde deux tatouages, l’un presque enfantin, l’autre plus classique, placés sans grande harmonie l’un près de l’autre. Sur son poignet, la trace de ce qui ressemble à une entaille profonde, un appel au secours. Mes yeux se posent sur une affiche sous verre, une décoration de l’hôtelier : « Exposition coloniale : 90 indigènes exposés. » Mathieu a un sourire désabusé : « C’est ici qu’ils ont mis la blanche. »
Notre tournée se termine. Dans la rue, il me montre des jeunes dont il s’est occupé, ou qu’il a encore en charge. « Ces deux-là ne me disent jamais bonjour. Je ne sais pas pourquoi. » Puis nous croisons un couple avec enfant. « Celui-ci est arrivé il y a quelques années, tu vois, il s’en est sorti. »
Des jeunes, il en voit passer 300 par an. Seule une minorité finit sous sa responsabilité. Il sait les prénoms de chacun et surtout, il connaît toutes leurs histoires. « Le week-end, je ne vais pas au centre-ville, sinon, je me remets à travailler. » Souvent, le matin, des adolescents l’attendent devant l’école de ses enfants. « Ils ne veulent rien, ils n’ont rien de particulier à me dire, ils sont là, c’est tout. » À chacun, il répète inlassablement : « Même si tu es dehors, même si tu n’as rien à manger, il faut que tu tiennes. »
En huit ans, aucun n’a connu de retour forcé au pays, mais certains sont passés plusieurs fois par le centre de rétention. « Parmi les 300 jeunes majeurs, nous n’avons que trente OQTF », me dit-il, comme pour souligner que la situation n’est pas désespérée. « Tu vois, c’est terrible : on en vient à se dire que trente jeunes menacés d’expulsion après des années passées en France, au fond, ce n’est pas si grave. » A quelques centaines de kilomètres plus au Nord, à Calais, l’évacuation de « la jungle » se termine. Parmi les milliers de réfugiés, 1500 mineurs isolés. Certains croiseront peut-être le chemin de Mathieu.